Le vin est plus affaire de philosophie que de technique

Le vin est plus affaire de philosophie que de technique

Terroir = Le primat de la Nature ou le sophisme biodynamique La « philosophie du terroir » donnerait l’occasion de repenser le rapport de l’homme à la nature ; les plus avancés dans ce concept, les bio-dynamistes a priori, reconnaissent un « primat à la nature » en cherchant à « activer les processus de vie » sans prétendre les maîtriser et en accompagnant des processus naturels auxquels ils ont fait confiance… A l’opposé, la viticulture conventionnelle ou raisonnée consacrerait le « primat de l’homme », l’homme serait plus fort que la nature et voudrait en devenir le maître. Tout l’argumentaire pour démontrer l’originalité ou plutôt la primauté de la vision bio-dynamiste consiste systématiquement à l’opposer violemment à toutes les autres. La bêtise humaine ne connaît que le dilemme : ami ou ennemi, blanc ou noir, tout ou rien. On en vient à opposer l’obscurantisme de la pensée des grecs anciens à la vision moderne du siècle des lumières. Et pourtant, les penseurs grecs ont bien décrits la capacité de l’homme à comprendre les lois de la nature tout en sachant que leur complexité essentielle rendait sa maîtrise impossible et donc cette quête inutile ! Le concept de primature de la nature dans l’expression authentique du terroir reviendrait donc à renier la définition même du Terroir. La vision biodynamique est une vision cosmique, la vigne fait partie d’un tout, un élément du cosmos qu’on ne peut exclure du cosmos. Les pratiques biodynamiques assurent l’articulation de ses forces pour que la vigne retrouve un fonctionnement naturel idéal, celui de la forêt. Mais quel est le rôle de l’homme dans tout ça ? Du point de vue bio-dynamiste, l‘homme fait partie du terroir-nature, mais sans supériorité sur la nature. Nous sommes bien ici en accord avec la définition moderne du Terroir. Pas de primauté du végétal, du minéral de l’air ou de l’Homme, mais une interaction totale. La définition du Terroir selon l’INAO décrit ainsi intégralement la situation : « Le terroir est un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine, construit au cours de son histoire un savoir collectif de production, fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains. Les itinéraires sociotechniques ainsi mis en jeu, révèlent une originalité, confèrent une typicité et aboutissent à une réputation, pour un bien originaire de cet espace géographique ». De la même façon que penser que l’Homme au-dessus de la Nature, ou de décider d’exclure ex cathedra l’Homme de la Nature, la notion de « primat de la Nature » dans l’expression originale du Terroir me paraît donc par essence fallacieuse. Pour essayer de rendre compte de l’origine du schisme de conception des rapports homme-nature, il faut identifier au cours de l’histoire des hommes les différentes phases de leur conception de la nature et les actions qui en ont découlé (1). Une première conception des rapports homme-nature s’inscrit dans la préhistoire jusqu’à l’avènement des monothéismes. La nature semble « aller de soi », elle est considérée comme le cadre spatial dans lequel les hommes, alors très peu nombreux, exercent leurs activités. Les hommes sont solidaires de la nature, cela passe par un échange avec des forces plus ou moins sacralisées, d’où la mise en place de rites respectant les différentes formes de vie. L’homme se conçoit comme faisant partie de la nature comme en témoigne la vaste production des mythes ou des cosmologies animistes selon lesquelles tous les êtres vivent en symbiose dans un univers réceptif sans qu’une prééminence soit particulièrement conférée à l’humain. C’est à partir de cette échelle de valeurs que s’élaborent différentes civilisations orientales. Dans l’hindouisme, l’humain fait partie des cycles du vivant, dans la conception chinoise, il fait partie de la nature, ce qui n’empêche pas que la nature puisse se trouver à son service. La conception occidentale s’articule autrement. Elle établit un lien d’extériorité entre l’homme et la nature, même si la philosophie grecque antique place ce dernier au centre de la nature, il se «pense» par rapport à elle. Ce sont les monothéismes qui vont mettre la nature au service de l’homme et légitimer sa domination. La Bible parle de création et non de nature, ce dieu créateur, qui nous a conçus à son image, nous offre la possibilité de maîtriser la nature par la technique grâce à laquelle nous soumettons les autres espèces et les ressources à nos besoins. Et le cartésianisme d’aller encore plus loin en faisant l’éloge de la puissance technique et de la science qui nous procurent les moyens de soumettre la nature pour nous reconduire au paradis. Porté par un élan prométhéen (du nom du héros qui vola le secret du feu aux dieux de l’Olympe afin d’en faire profiter les humains), l’homme se place en position de domination vis-à-vis de la nature Dans la vision occidentale, la nature est «ce qui résiste à la volonté de l’homme ». Fondamentalement, la nature est autre, elle a sa propre logique. Les organismes, les écosystèmes s’autorégulent sans autre finalité que de se maintenir et de se reproduire. Ils obéissent à leurs propres nécessités. L’époque contemporaine a produit un cadre scientifique nouveau qui permet de comprendre le fonctionnement de la nature pour l’exploiter plus efficacement. Darwinisme, matérialisme scientifique, écologie, révolutionnent la conception du temps au moment où la terre devient un monde fini et unifié par l’homme, qui doit, du coup, réinventer la « nature sauvage ». Les civilisations orientales ont une échelle de valeurs différente. Dans l’hindouisme, l’humain fait partie des cycles du vivant, dans la conception chinoise, il fait partie de la nature, ce qui n’empêche pas que la nature puisse se trouver à son service. Tout ceci témoigne d’une incapacité des sociétés humaines à maîtriser totalement l’élément naturel ; d’où la nécessité de repenser les relations homme-nature. La posture, qui donne la prépondérance à l’un ou à l’autre, empêche de percevoir « l’unidualité » (pour reprendre l’expression d’Edgar Morin (2)) ou, comme le dit Andy Fisher, de ressentir « l’unité-à-l’intérieur-de-la-séparation, le-semblable-à-l’intérieur-de-la-différence, la-continuité-à-l’intérieur-de la-discontinuité »(3). Enfin, peut-on penser que la Nature soit forcément bienveillante, supra-pensante, qu’elle ait un dessein forcément supérieur et parfait ? Y-aurait-il un sens de l’Histoire, que Kant a nommé « dessein de la Nature », poursuivi inconsciemment (5) ? De mon point de vue, le questionnement ainsi formulé est vain et typique d’une vision anthropocentrique ! Pourquoi la nature nous voudrait-elle forcément du bien ou du mal ? C’est toujours exclure l’Homme de la Nature. La vision multicentrique permet d’élever un peu le débat en prenant en considération l’individu comme le fait le biocentrisme (à l’égard de chaque être vivant) ou l’anthropocentrisme (uniquement à l’égard de chaque être humain), tout en prenant aussi en considération les espèces et les écosystèmes comme le fait l’écocentrisme. « La complexité de la vision multicentrique ne peut s’exprimer de manière adéquate sans recourir à la démocratie dialogique, qui semble le meilleur rempart contre le retour aux discours totalisants(6). » Pour aller dans le sens de la vision multicentrique, il est nécessaire de donner place à la pluralité des points de vue, sans craindre les conflits qui peuvent en découler. Dans le cadre du débat, les antagonistes sont à entendre si on veut laisser émerger une position qui n’exclut aucun terme. Cette voie d’ouverture trouve son point d’appui dans la reconnaissance de l’altérité : tenir compte de l’autre, respecter sa différence, écouter ce qui lui est particulier. Dans les domaines de la viticulture et du vin, si la nature primait sur les desseins de l’homme, la vigne Vitis vinifera européen aurait disparu sous les suçons du phylloxéra américain, son raisin serait naturellement détruit par le Mildiou et l’Oïdium (toujours américains), le produit de leur fermentation aboutirait à un vin oxydé (car sans sulfite), typé par les arômes « phénolés » de Brettanomyces qui évoluerait inéluctablement, grâce à Acetobacter, vers un mauvais vinaigre… Rien de cela ne permettrait au Terroir de mieux s’exprimer. Le vin issu de la culture de la vigne est un produit strictement culturel et non pas naturel ! Mais ceci n’est aucunement une raison pour invoquer ou justifier une quelconque suprématie de l’Homme sur son environnement ecosystémique. « L’homme doit cesser de se concevoir comme maître et même berger de la nature… Il ne peut être le seul pilote. Il doit devenir le co-pilote de la nature qui elle-même doit devenir son co-pilote(4). » (E. Morin) « Le vin est plus affaire de philosophie que de technique » (Henri Jayer citée par Jacky Rigaux) http://edu.mnhn.fr/mod/page/view.php?id=1408 La méthode IV. Les idées : leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation, Seuil, Paris, 1991 Andy Fisher, Radical ecopsychology, Psychology in the service of life, State University of New York Press, 2002 Edgar Morin, La méthode II : La vie de la vie, Paris, Seuil, 1980 Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. KANT (1784) La forêt boréale, l’éco-conseil et la pensée complexe. Comprendre les humains et leurs natures pour agir dans la complexité, Editions universitaires européennes, 2011
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